Manuel d’exil

© Christian Lutz

Texte Velibor čolić – adaptation et mise en scène Maya Bösch – Jeu Fred Jacot-Guillarmod – au T2G Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national – avec le Centre culturel suisse, On Tour.

C’est un récit de vie qui débute à l’été 1992 et qui est publié en 2016 sous le titre Manuel d’exil – Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, dixième roman de Velibor čolić, écrit directement en français. Pourquoi pas autobiographie ? La Bosnie-Herzégovine est entrée en guerre contre les entités autoproclamées serbe et croate de Bosnie, en avril 92 et les troupes serbes ont massacré pendant trois ans les populations musulmanes de Srebrenica. Âgé de vingt-huit ans, l’auteur est enrôlé de force et déserte. Il arrive en France, à Rennes, dans un état de grande fatigue et dans « l’ultime degré de la solitude » avec pour tout viatique quelques maigres affaires et les trois mots de français qu’il connaît – Jean, Paul et Sartre. Il est hébergé dans un foyer pour réfugiés, les anciennes classes d’une école, se sait sans papiers, se dit sans visage, sans présent ni avenir. Il endosse son nouveau statut, celui d’exilé. Plus tard il s’installera à Strasbourg.

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Derrière ce Manuel d’exil, une adaptation et un acteur seul, au centre de la scène face au public, sorte de Christ recrucifié, dans une mise en scène basée sur des lignes brisées lumineuses qui l’entourent à travers une géographie de néons. Ces lumières lient scénographie et mise en scène et donnent le cadre à l’ensemble, s’allumant l’une l’autre alternativement, de manière fixe ou parfois clignotante (scénographie Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka ; lumières Laurent Junod).

Velibor čolić se réfugie dans ses références littéraires et déplie sa culture – une façon peut-être de se retrouver – approchant entre autres Modigliani et Hemingway qui le fascinent, rappelle à plusieurs reprises qu’il a « Bac plus five » qu’il est romancier et poète. Il livre sa part d’observation sur la France à travers le parcours du combattant qu’il entame pour obtenir des papiers, l’apprentissage obligé du français, qui pourtant lui permet de lire Tintin, puis un premier roman, plus tard d’écrire en français. « Mon rendez-vous à l’OFPRA ressemble à une séance de psy. Accompagné de ma traductrice je suis face-à- face avec une dame aux grandes lunettes, Nous sommes tous les trois entassés dans son petit bureau entre les dossiers…» L’OFPRA est souvent un exutoire dans la détresse de chacun et le sésame indispensable pour espérer rester et s’enraciner ; on en a de nombreuses versions à travers les récits d’exil. L’auteur analyse ce qu’il lit ou croit lire dans le regard des autres, à moins que ce ne soit dans son propre regard, et mesure la dévalorisation, insupportable pour tous et qui est une réelle souffrance. « Je ne suis pas un homme, je suis une anecdote. » Plus loin : « Avant j’étais un homme je suis devenu une insulte… » Derrière ironie et autodérision qui finalement paraissent peu, une vraie blessure.

Plus tard, dans ses accès de pessimisme ou l’attente de papiers il se nomme apatride, puis, devenu boulimique, se transforme physiquement et raconte : « Je pèse 127 kilos. Fin de la séduction. » Il évoque l’approche des femmes dont l’une, Christina, représente pour lui l’image de la mort. Il parle de vérification d’identité une fois qu’il a acquis un récépissé ou des papiers pour prendre le train et faire un tour en Europe – Munich. Venise, Prague, Paris – avant retour à Strasbourg où il vit. Il part aussi pour un périple en Hongrie, en 1997. « Étrangement, je me rapproche de l’Europe de l’Est. On mange comme chez moi » dit-il. À un moment, il se fait descendre du train. « Vous trafiquez… » lui dit-on, « ton vrai passeport ! » lui ordonne-t-on. Délit de sale gueule, probablement.

© Christian Lutz

Et Velibor čolić relate ce qu’il comprend de l’épisode post-traumatique qu’il traverse, après un choc reçu au moment où une petite fille âgée de sept ans, Alma, fut tuée sous ses yeux. Il y a quelques flashbacks sur la guerre, des crépitements et des détonations de bombardements dont témoigne la bande-son (signée Maïa Blondeau), des fumées sur le plateau. « Hommes, villes, barbelés, je revois la guerre, les soldats, les fusils. »

Un jour, il a rendez-vous à France Culture avec un philosophe. « Mon pays est très à la mode » dit-il. Bon nombre d’intellectuels français s’y sont effectivement rendus pendant la guerre, en principe pour alerter. Dans cette adaptation de son Manuel d’exil, Velibor čolić survole aussi le thème de l’écriture mais ne l’approfondit pas. A la fin du spectacle, un texte poétique enregistré apporte une grande force. Trop tard, le spectacle est fini ! Ce qui précède manque de relief, l’acteur, plutôt diseur ou narrateur, reste lointain (Fred Jacot-Guillarmod), ou peut-être est-ce un choix de direction d’acteur de la metteure en scène, Maya Bösch. qui au demeurant a construit une belle enveloppe théâtrale.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2024

Avec Fred Jacot-Guillarmod – scénographie Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka Laurent Junod – lumière Laurent Junod – son Maïa Blondeau – costumes Gwendoline Bouget – construction scénographie, régie lumière Lionel Haubois – régie son Michel Zurcher – administration Bureau de la joie ! Estelle Zweifel – Production Compagnie Sturmfrei – coproduction Théâtre Saint-Gervais/ Genève, Manège Maubeuge/Scène Nationale transfrontalière, Centre Culturel Suisse/On Tour – Le spectacle a été crée en 2021 et a reçu le Prix Suisse des Arts de la scène 2022 – Manuel d’exil : Comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Čolić est publié aux Éditions Gallimard (2016).

T2G Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national – 41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers – lundi, mardi, jeudi, vendredi à 20h samedi à 18h, dimanche à 16h – site : www.theatredegennevilliers.fr – tél. : 01 41 32 26 26